Quand un parent d’élève ne te serre pas la main mais la serre avec le sourire au prof de Math…(et pas parce qu’il préfère sa matière à la tienne)

En cette période de conseils de classe, les parents d’élèves de 3ème du collège dans lequel j’enseigne ont deux façons de faire. Ou bien ils signent le dossier d’orientation et le laissent vierge, nous demandant de bien vouloir le remplir pour eux. Ça s’appelle la démission du rôle de parents. Ou bien ils se réveillent de quatre années d’hibernation et tentent d’exercer un lobbying forcené pour que leur progéniture qui n’a rien foutu pendant toute sa scolarité en collège sinon nous manquer de respect et faire le coq en récré passe en seconde générale (le Graal) et surtout pas en seconde professionnelle (bah oui mais monsieur avec 4 de moyenne, vous comprenez… Non, on comprend pas).

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Les parents de Z. ont opté pour la seconde solution. Enfin, plutôt les grands frères de Z. Le papa est décédé et la maman porte la burka, la vraie, et ne semble pas avoir suffisamment de légitimité familiale pour pointer le bout de son nez au collège. Je croise donc les grands frères de Z., depuis une dizaine de jours, dans les couloirs du collège. Ça devient un gag en salle des profs, on se demande dans quelle salle de classe ils dorment. Je passe les détails de l’entreprise de tentative de corruption : discussion avec tous les profs de Z. pour qu’on fasse sauter les zéros des travaux non rendus histoire que la moyenne à l’année approche davantage du 10 tant espéré et qu’il y ait un meilleur espoir que la commission d’appel laisse passer ledit Z. en seconde générale (et pas pro, surtout pas…).

L’un des deux grands frères de Z. est très aimable, très souriant, très poli. Il fait des études supérieures (pardon pour la caricature, j’énonce des faits). L’autre grand frère de Z, en habit traditionnel lui, n’a pas fait d’étude supérieure. Jusqu’à hier je m’en foutais parce que lui aussi il est aimable et poli. Il me salue bien quand je lui souris dans les couloirs. Je crois même qu’il m’a regardée dans les yeux une fois. Sauf qu’hier, il y avait rendez-vous officiel. Quand il y a rendez-vous officiel, on ne fait pas que saluer dans les couloirs, on serre chaleureusement la main des parents en souriant de toutes nos dents.

Le premier grand frère de Z. m’a serrée la main. Le second, non. Il a mis ses mains derrière son dos laissant ma tentative d’humanité pendre dans le vide. Il m’a mis un vent. Il m’a mis un vent très respectueusement, hein. Très respectueusement. En baissant le regard un peu gêné, sans doute quand même conscient qu’il avait les deux pieds dans l’école de la République, République laïque, enfin encore un peu…

Là-dessus est arrivé le professeur de Mathématiques. Lui aussi, il lui a tendu la main, logique. Mais là, l’autre lui a tendu la sienne en retour. Putain. Je crois que c’est à peu près le seul mot qui tournait en boucle dans mon cerveau. Putain, quoi. On vient de refuser de me toucher parce que je suis une femme. Nan mais vraiment, on vient de refuser de me toucher parce que je suis une femme. J’ai rien dit de tout le rendez-vous. Mais je l’ai beaucoup observé cet homme là qui ne serre pas la main des femmes. J’en ai rien conclu du tout.

Après, c’est toujours pareil. On raconte ça en salle des profs. On est révoltés, tous. Pourtant, on en se dit pas une seconde qu’il faudrait faire quelque chose, parce qu’alors c’est une bonne partie de notre population étudiante qu’il faudrait mettre en jugement. Et puis cet homme là a été très aimable, très poli au demeurant, très souriant.

Après, c’est toujours pareil, on finit par en rire en salle des profs. L’infirmière raconte qu’elle a vécu la même chose, avec le même homme, toujours très souriant. « Il s’est tellement collé au mur que j’ai cru qu’il allait s’y encastrer ». Et d’ajouter : « Pis alors, je sortais de la réunion « Informations sur la sexualité », j’avais ma boîte de capotes et de pilules dans la main écrit en gros dessus « collégien et sexualité » ». Fou-rire général.

Parce qu’il ne reste plus que ça…. En rire. Pourtant aujourd’hui, 24 heures après cette histoire, quand les blagues des collègues sont un peu plus lointaines, j’ai quand même toujours un peu du mal à avaler.

Dans la même veine, avant-hier, un élève à qui je demandais d’aller prendre l’air 5 minutes dans le couloir pour se calmer m’a dit « Voilà, c’est toujours moi, c’est parce que je suis arabe ça » (merci Benzema ? ). J’aurais pu lui expliquer calmement que je le sortais parce qu’il empêchait les autres de travailler, etc ; mais j’ai hurlé en lui demandant s’il se rendait compte qu’en disant cela, il m’insultait de raciste. Il ne se rendait pas compte, pas compte du tout (« Désolé madame, je savais pas ») mais ma réaction effarée (j’en ai un peu rajouté) l’a tellement étonné que peut-être il ne recommencera pas…

En écrivant tout ça, je me demande si ces anecdotes là ne servent pas juste à mettre de l’huile sur le feu, j’hésite et puis je me ravise : ce n’est pas leur religion que je remets en cause ici, ni leur croyance, c’est tout autre chose… Parfois, je me demande ce que disent les grands frères aux petits frères au sujet de leurs professeures femmes non voilées qu’eux refusent de toucher.

Paroles d’élèves : « Madame, pourquoi on apprend pas plutôt l’arabe ? »

Hier, cours de grammaire avec les sixièmes. Passionnant, donc. Soudain, El. a un sursaut. Il doit se dire que c’est bien compliqué pour lui, tout ça, et que ça serait peut-être plus facile avec une langue qu’il maîtrise mieux. S’en suit un dialogue étonnant à plusieurs niveaux.

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Dessin de Martin Vidberg

El : « Madame, pourquoi on apprend pas l’arabe plutôt que le français ? »

Soupir collectif. En. se fend même d’un « M’enfin qu’est-ce que tu racontes ? ».

Moi : « Euh… Dans quel pays vit-on El. ? En France ! CQFD. Mais au lycée, enfin si tu arrives jusque là (note de la prof : bah quoi ?), tu pourras prendre option arabe au bac. »

El  (sourire narquois aux lèvres) : « Oui mais Madame, il y a plus d’arabes que de français en France, alors autant apprendre l’arabe ».

Moi : « Peut-être dans le quartier où tu vis, mais pour le reste, c’est une bêtise ce que tu racontes là ».

El : « … »

Moi (qui tout à coup réalise que je réponds un peu à côté de la plaque) : « Et d’ailleurs, El., toi, tu es français ! Tu es né en France, ton passeport est couleur bordeaux, tu es français ».

El : « Ah non, moi, Madame, je suis arabe ».

Moi (un peu agacée quand même) : « Non, tu es français. Français d’origine algérienne ce qui est génial, parce que tu as une double culture ».

El (sourire entendu) : « Non, je suis arabe, Madame ».

La classe s’agite, je lève les yeux au ciel. Tout le monde a envie de commenter. Tout le monde finit par donner les origines de ses parents. Les questions fusent. « Madame, mon grand-père, ses parents étaient français, mais lui il est né en Algérie, alors il est quoi ? ». « Moi, madame, mon père est algérien et ma mère marocaine, alors je suis quoi ? ». Je donne la parole à L. pour stopper le brouhaha.

L. « Alors moi, Madame, je suis née en France mais ma mère est italienne et mon père tunisien. Je suis quoi, moi ? »

Je réponds à L., première de la classe, qu’elle est française, d’origine italienne ET d’origine tunisienne.

Elle me regarde les yeux ébahis. Elle vient véritablement de découvrir quelque chose sur elle-même. Elle veut le noter pour s’en souvenir. Je fais le tour de la classe et leur donne leur étiquette « nationalité-origine » à chacun.

En en reparlant avec d’autres profs, j’ai souligné l’étrangeté de cette discussion : j’ai eu la sensation qu’hormis El., très provocateur, ces gamins n’avaient aucune maîtrise de tout ça. C’est important pourtant non ? Plus encore que les accords sujet-verbe ? Ou même que la déchéance de nationalité ?

Haro sur les écrans #Paroles d’élèves

La semaine dernière, alors que je discutais avec l’une de mes élèves de seconde de sa très mauvaise note à un de mes devoirs sur table, celle-ci m’expliquait qu’elle n’avait pas lu le livre sur lequel le devoir portait, non pas par dégoût de la lecture mais pas manque de temps.

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Je cherchais donc à comprendre comment, à 15 ans, on peut manquer de temps pour lire… surtout si l’idée de lire ne nous est pas si désagréable que ça.

« Quand tu rentres du lycée, tu fais du sport ? Des activités particulières qui te prennent du temps et de la concentration ? », je lui ai donc demandé. « Non, m’a-t-elle répondu, pas spécialement ». « Mais alors tu fais quoi ? ». « Bah (tous les élèves de seconde commencent leur phrase par « bah ») je regarde la télé », m’a-t-elle expliquée la tête un peu basse, consciente que je n’allais pas trouver ça follement merveilleux. « Bon » j’ai dit pour contrer son « Bah », « Et avant de t’endormir ! Avant de t’endormir tu dois bien avoir le temps de lire ! » je me suis exclamée persuadée d’avoir trouvé la solution. « Bah…. Non, pas le temps ». « Mais enfin ! Quand j’avais ton âge je n’avais que ça à faire de lire avant de m’endormir ! Dix minutes tous les soirs ça suffit tu sais ! Dix minutes, ça n’est rien ! ». « Bah oui mais non Madame ». « Ah bon ? ». « Bah non, pas le temps ». « POURQUOI ? ». « Bah……….. j’ai ma tablette Madame ».

(Et bien sûr que non, la solution n’est pas de proposer des ebooks aux élèves, car en réalité le problème n’est pas la tablette mais Internet.)

Quand les élèves enseignent aux profs …

Avec une classe de première, on travaille un texte de Pascal, le plus connu de tous : le fragment « Divertissement » des Pensées. Pour eux, c’est un texte compliqué mais ils s’accrochent lorsqu’on décortique le texte -thèse, arguments, exemples- et bientôt je sens que Pascal n’est plus si obscure pour eux. C’est une (très) bonne classe (beaucoup d’options « euro », des classes intellos, les préférées des profs) et je perçois qu’ils sont fiers de me montrer qu’ils peuvent désormais expliquer l’essence du texte : Pour Pascal le malheur de l’homme réside dans le fait de ne pas pouvoir demeurer en repos dans une chambre et la raison en est cette obligation que l’homme se crée de se divertir, se divertir pour ne surtout pas penser à sa condition misérable et mortelle.

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Une fois la base du texte comprise, je tente de les lancer dans un débat autour de la thèse pascalienne. A mon grand étonnement, ça marche (ces 1ère S là m’impressionnent toujours par leur ouverture d’esprit), ils débattent donc, donnent leur point de vue, sont ultra pertinents.
Quand soudain je veux les aider un peu, je rappelle la place de la religion dans la vie de Pascal, son jansenisme exacerbé et je dis : « Cette thèse est toujours d actualité aujourd’hui, elle interroge encore beaucoup notre société, elle est intemporelle, la preuve vous débattez sans difficulté autour de son idée pivot, et ce même si les idées religieuses et la force de la croyance de Pascal ne sont plus, pour nous, d’actualité. » Dès la fin de ma phrase, j’entends un gros soupir à ma droite, je ne relève pas mais je sais que le soupir vient de M.
Il n est pas le plus attentif en général donc j’en conclus qu’il s’ennuie et je lui reproche intérieurement de le signifier si explicitement.
La sonnerie retentit.
J’ai cette classe deux heures d’affilées le jeudi. Mais contrairement à d’habitude très peu d’entre eux sortent respirer dehors. Certains entourent même mon bureau, ils ont des questions sur Pascal. Je discute alors avec J. lorsque j’entends à ma gauche M. (le soupirant) dire à un de ses camarades qu’il « adore » le texte de Pascal. Immédiatement et sans le montrer, je jubile, c’est une belle récompense pour moi. Mais forcement, son comportement de tout à l’heure m’intrigue encore davantage : 

– Pourquoi tu as soupiré alors ? je lui demande. 
– Ah ça, nan madame. C’est juste quand vous avez dit « Pour nous la religion n’a plus la même importance que pour Pascal ». C’est pas vrai pour tout le monde. Vous avez dit « nous », vous auriez du dire « moi ».
M. est musulman. Il aurait été catholique c’eut été la même chose. Je me suis excusée d’avoir heurté sa sensibilité. Mais immédiatement, j’ai tout de suite pensé qu’il s’était senti proche des idées chrétiennes de Pascal. J’ai aimé cette idée là. Et surtout, évidemment, je n’ai pas pu m’empêcher de retenir essentiellement qu’il avait « adoré » le texte. Un texte compliqué. Un texte qui nécessite une concentration, une implication et une volonté de compréhension. 

M. a 9 de moyenne en français, et alors ? Ce jour là, il a fini par m’assurer qu’il avait « le pessimisme très pascalien ».

Amen.