L’Envers et l’endroit, premier essai écrit par Camus à l’âge de 22 ans, éclaire toute son oeuvre

Dans l’oeuvre d’Albert Camus, on connaît, souvent pour les avoir approchés au lycée, L’étranger ou La Peste. Je les travaille souvent avec les lycéens et chaque fois ils sont séduits, dans l’ensemble. L’écriture assez blanche plaît. La philosophie de l’absurde, pas si évidente à comprendre, intrigue.

J’utilise souvent le mythe de Sisyphe, cher à Camus, pour leur faire comprendre grossièrement ce qu’est pour l’auteur, la philosophie de l’absurde. Je ne leur parle pas immédiatement de l’essai de Camus sur Sisyphe mais d’abord du héros de la mythologie grecque. Sisyphe est en effet condamné par Zeus à pousser tout en haut d’une colline abrupte une grosse pierre qui retombera tout en bas aussitôt arrivée au sommet, à retourner la chercher et à recommencer de grimper… indéfiniment. En d’autres termes, se retrouver dans la même situation que le Sisyphe mythologique revient au fait de « vivre le supplice de Sisyphe », c’est-à-dire vivre une situation absurde répétitive dont on ne voit jamais la fin ou l’aboutissement.

Camus reprend ce mythe et le transforme. Pour lui, il faut imaginer Sisyphe heureux. Si le châtiment de Sisyphe représente la monotonie du quotidien et l’absurdité de la vie, alors, il faut accepter cette absurdité.

« Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Il fonde son raisonnement sur de nombreux traités philosophiques et l’œuvre de romanciers comme celle de Dostoïevski et de Kafka et soutient que le bonheur revient à vivre sa vie tout en étant conscient de son absurdité, car la conscience nous permet de maîtriser davantage notre existence.

Et donc Camus, avant d’arriver à cette philosophie, a commencé par écrire un essai, publié à Alger en 1937, le livre qui nous intéresse aujourd’hui : L’envers et l’endroit
Il a alors 23 ans. A la fin de sa vie, Camus verra dans cette oeuvre de jeunesse la source secrète qui a alimenté ou aurait dû alimenter tout ce qu’il a écrit.  « Pour moi, je sais que ma source est dans L’Envers et l’endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction. ».

Je suis étonnée du choix de l’essai pour qualifier ce livre que j’aurais volontiers appelé un recueil de nouvelles. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : cinq nouvelles très fortement autobiographiques. La toile de fond est le quartier algérois de Belcourt et le misérable foyer familial dominé par sa terrible grand-mère qui règne sur une mère mystérieuse dont le jeune garçon garde le souvenir de son effacement et surtout de ses silences, personnage principal de la nouvelle entre oui et non. Il évoque son voyage aux îles Baléares, berceau de sa famille maternelle ainsi que le voyage à Prague dans la mort dans l’âme. Il y décrit les vies étroites de son quartier, dominées par le travail et la dureté de l’existence, qu’on retrouve dans L’Étranger : « Ce quartier, cette maison ! Il n’y avait qu’un étage et les escaliers n’étaient pas éclairés. Maintenant encore, après de longues années, il pourrait y retourner en pleine nuit. Il sait qu’il grimperait l’escalier à toute vitesse sans trébucher une seule fois. Son corps même est imprégné de cette maison. Ses jambes conservent en elles la mesure exacte de la hauteur des marches. Sa main, l’horreur instinctive, jamais vaincue, de la rampe d’escalier. Et c’était à cause des cafards. »

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Voici la structure de l’essai-recueil :

Préface de Camus

  1. L’ironie.
  2. Entre oui et non.
  3. La mort dans l’âme
  4. Amour de vivre
  5. L’Envers et l’Endroit

Cinq nouvelles donc, très autobiographiques, très romanesques, que je n’aurais pas qualifiées d’essai même si bien sûr elles contiennent toutes une forme de morale et qu’on y voit véritablement poindre toute la philosophie de Camus, et tous les thèmes qui lui sont chers : la vie, la mort, mais surtout le Soleil et la mer, les paysages sublimes contre l’être humain, contre la pauvreté. Le personnage de Meursault à venir, aussi. Le Meursault de L’Etranger vit en effet dans le même quartier d’Alger que les personnages de L’Envers et l’endroit, dans son petit appartement sans confort et n’a guère comme loisirs que les amis et la plage.

L’Envers et l’Endroit, c’est un peu le Entre oui et non de sa nouvelle, où l’Envers est synonyme d’angoisse face à l’étrangeté et au silence du monde, l’absence apparente de prise sur ce monde, l’Endroit symbolisant la beauté, l’acceptation de ce monde incompréhensible. Un personnage comme Meursault dans L’Étranger est partagé entre ces deux pôles, comme Camus aussi écrivant qu’« il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre » dans Entre oui et non. Comment expliquer, traduire la beauté éphémère d’un coucher de soleil, sinon par cette bascule entre va et vient, entre l’endroit et l’envers, seule par exemple la solidarité dans La Peste permet de lutter contre la solitude et rend les hommes plus forts. Ici, dans ces différentes nouvelles, les vieillards surtout, comme cette femme dans le dernier texte qui a donné son nom à l’ouvrage, font eux-mêmes leur propre malheur, basculent dans ‘l’envers’ sans même en avoir conscience.

La première nouvelle Ironie raconte la solitude de plusieurs vieillards face à la mort, et la vie qui continue malgré tou.

La deuxième Entre oui et non parle beaucoup de la figure de la mère et commence ainsi : « S’il est vrai que les seuls paradis sont ceux qu’on a perdus, je sais comment nommer ce quelque chose de tendre et d’inhumain qui m’habite aujourd’hui ».

La troisième raconte un voyage à Prague. Elle contient dans son titre, La Mort dans l’âme, ce qu’elle exprime.

Amour de vivre, quatrième nouvelle, parle de création et de passion, d’amour de la vie.

Dans L’Envers et l’endroit, cinquième nouvelle qui a donné son nom au recueil, Camus raconte l’histoire d’une femme qui préfère l’envers en préparant sa sépulture (sans métaphore aucune !) plutôt que de vivre. Dans cette nouvelle, on lit cette citation que j’ai aimé :

« Le grand courage c’est encore de tenir les yeux ouverts sur la lumière, comme sur la mort, (…). Si j’écoute l’ironie (cette garantie de liberté dont parle Barrès), tapie au fond des choses, elle se découvre lentement. Clignant son œil petit et clair : « Vivez comme si… » dit-elle. Malgré bien des recherches, c’est la toute ma science »

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