Vu au théâtre / octobre/novembre

 Mort d’un commis voyageur, d’Arthur Miller, mise en scène Claudia Stavisky. (Aux Célestins)

Mort_d_un_commis_voyageur_001_image_article_detailleMort d’un commis voyageur est un monument de la littérature contemporaine admis comme un classique du 20e siècle, témoignage sur la classe moyenne dans l’Amérique de la fin des années 40.

Le voyageur de commerce Willy Loman a fait les beaux jours de son employeur, sillonnant sans relâche les routes du pays pour entretenir sa famille, payer les traites d’un pavillon, élever ses fils. Certain de la considération de son employeur et de la retraite paisible qu’il croyait se préparer, Willy voit le monde se dérober sous ses pieds, lorsque l’entreprise le lâche comme un jouet usé.

Dans son chef-d’œuvre qui lui vaudra le prix Pulitzer, Arthur Miller décrit les conséquences ordinaires des grandes mutations imposées par l’emballement du capitalisme. L’humain et les valeurs morales d’une époque révolue sont rétrogradés par l’avènement d’un modèle dont l’homme n’est plus le centre.

Sans doute la plus belle pièce que j’ai pu voir ces derniers temps. De celle qui prouve que le réalisme au théâtre touche davantage que le reste. D’autant que la mise en scène, signée Claudia Stavisky est juste et belle. Le spectateur est pris par l’histoire de cette homme qui veut inculquer à ses fils l’idée qu’il faut réussir, par tous les moyens, qu’il faut gagner de l’argent, toujours plus ; et qui finit par devenir fou, parler à ses fantômes (incarnés sur scène par de vrais acteurs), parler à ses plantes et se suicider. Sublime de sens et parfaitement interprétée. Une pièce à lire et à voir, impérativement.

Mais tous les ciels sont beaux, d’Hervé Guibert. (Théâtre des Clochards Célestes). 

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« Autrefois, on me disait : « vous avez de jolis yeux » ou « tu as de belles lèvres »;  maintenant des infirmières me disent : « vous avez de belles veines ».

Un écrivain, atteint du Sida, est hospitalisé pour traiter un « cytomégalovirus », maladie opportuniste qui affecte progressivement la vue. Son séjour dure trois semaines pendant lesquelles il tient un journal, acte littéraire ultime. Jour après jour, il décrit son quotidien, sa vue qui se brouille, son corps qui s’épuise. Il ironise, tendre et vachard à la fois, sur son rapport avec les membres du personnel hospitalier. L’espace de la chambre d’hôpital devient son Monde.

Une pièce qui rappelle le travail de Koltès, de Lagarce. La force en moins. J’ai trouvé que les photos de l’auteur, prises pendant son traitement à l’hôpital -la pièce raconte une histoire vécue-, et projetée sur un écran au bout de la scène, parlaient davantage, exprimaient davantage la souffrance que les mots de Guibert. Quelques beaux monologues cependant mais aucune empathie ne se crée côté spectateur. Je l’ai regardé souffrir sans émotions. 

Dommage qu’elle soit une putain (‘Tis Pity she’s a whore) : en anglais surtitré français. De John Ford, mise en scène Declan Donnellan. (Aux Célestins)

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Giovanni est amoureux de sa sœur jumelle, Annabella. Sublime et irrépressible, leur liaison s’embrase, allumant les feux du scandale qui les consumera, jetant l’huile sur les flammes du monde dogmatique, décadent, hypocrite et corrompu qui les entoure. Dans l’espace d’une chambre d’aujourd’hui, la mise en scène va à l’essentiel, forçant les contrastes entre la beauté vénéneuse des amants et la médiocrité de leur sort, entre cruauté et cynisme.

Surprenante, surprenante mise en scène que celle de cette troupe anglaise habituée à adapter du Shakespeare. Ford n’aurait pas reconnu son travail. Les spectateurs non plus. Une pièce du XVIe à la sauce XXIe. Des acteurs nus, qui font l’amour au milieu de la scène, tuent impunément leurs semblables, dansent sur de la techno ! Il y a ici tous les ingrédients du théâtre élisabéthain et pourtant on rit beaucoup. Une tragédie revisitée en comédie. Là, le jugement est sans appel. Soit on aime, soit on déteste. Une adaptation qui fait s’interroger sur les mises en scène moderne, sur le travail contemporain de pièces classiques. Surprenant, et peut-être envoûtant.

J’aurais voulu être Egyptien, d’après le roman Chicago d’Alaa El Aswany, adaptation et mise en scène Jean-Louis Martinelli. (Aux Célestins)

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Dans une Amérique traumatisée par les attentats du 11 septembre, quelques jours avant la visite du président Moubarak, la communauté égyptienne de Chicago est traversée d’états d’âme. L’étudiant épris de liberté, l’épouse frustrée, le Tartuffe islamique, l’espion pervers et le bon docteur composent le portrait à distance d’une Égypte déboussolée par la dictature.

La pièce aborde concrètement les thèmes de la corruption, de l’inégalité entre les sexes ou de l’idéalisme et du désir de révolution, grâce aux situations précises que traversent les personnages. Le temps d’une soirée, cette poignée de déracinés offre une radiographie passionnante de toute une génération d’Égyptiens. Jean-Louis Martinelli transforme la puissance du récit en un pur moment de théâtre, fidèle à la liberté de ton et de forme de l’écrivain. Ses 9 comédiens remarquables débarquent sur une scène, comme pour reprendre un travail de répétition. On est à l’université de Chicago qui réunit les protagonistes. On est au cœur de l’écriture et du roman, au cœur d’une société égyptienne en ébullition.

Trois heures, ça peut être long au théâtre. C’est sans doute ce qu’a pensé un tiers des spectateurs des Célestins qui ont quitté la pièce à l’entracte. C’est vrai qu’il n’est pas simple d’adapter un roman si touffu que celui de El Aswany sur les planches. Pourtant, l’essentiel est là. J’aurais voulu être Egyptien est une pièce politique qui montre avec justesse toutes les facettes d’une Egypte et d’une Amérique de l’immigration en difficulté. On apprend beaucoup. On réfléchit beaucoup, mais il manque du dynamisme à cette adaptation pour que le contrat théâtral soit rempli. Encore une fois, de quoi s’interroger sur le passage d’un art à l’autre : le roman vers le théâtre.