Remplacer les notes par les compétences et les couleurs ?

Depuis cette année, les compétences envahissent notre travail de professeurs. Personne ne nous oblige à « passer aux compétences » pour évaluer mais on a désormais la possibilité de choisir entre mettre des notes ou valider des compétences… J’avais un avis plutôt positif sur la question jusqu’à m’interroger vraiment sur le fondement de cette petite révolution et jusqu’à faire des recherches sur le sujet. Avec une collègue avec qui je travaille en binôme, nous avons mis en place un système d’évaluations par compétences que nous couplons toujours avec les notes. Après tout, à la fin de la troisième, comme à la fin du CM2 pour les instituteurs, on doit remplir le « livret de compétences » de chaque élève et dire s’il est apte ou non à réaliser telle ou telle chose (on devrait en principe le remplir à chaque fin d’année…). J’ai choisi de ne travailler par compétences qu’avec mes classes de 6ème pour de multiples raisons. Cependant, près de cinq mois après le début de l’année, je trouve le concept lourd et incohérent. Les élèves me demandent toujours si « acquis » (couleur verte) vaut un 20/20 par exemple et j’observe facilement qu’un « Non acquis » (couleur rouge) les attriste et les déstabiliser autant (voire plus) qu’un 5/20. De plus, c’est chronophage et l’utilité reste à démontrer.

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Pour confronter mon avis de moins en moins enthousiaste à un autre avis concret, j’ai cherché un peu ce qu’en pensaient mes collègues. Voici retranscrite ici une lettre d’un instituteur aux parents des élèves de sa classe. Il leur explique pourquoi il ne remplira pas le livret de compétences de leurs enfants. A bon entendeur…

« Madame, Monsieur,
 
 Nous arrivons en fin d’année scolaire et il est temps pour moi, comme pour mes collègues, de faire le bilan annuel du travail de votre enfant. L’administration me demande de vous communiquer la page d’attestation de compétences ci-jointe après l’avoir remplie (note de service n° 2012-154 du 24-9-2012).
 
 Je me dois donc de la porter à votre connaissance. Toutefois, pour des raisons qui touchent à ma conception du métier de professeur des écoles, je ne la remplirai pas.    Depuis plusieurs années, la nature même de ce métier a été affectée par une « évaluationnite » aiguë, fondée sur les « compétences »,  qui a détourné l’école de sa mission d’instruction. 
 
 Traditionnellement, le métier d’instituteur consistait pour une part à apprécier  régulièrement par une note la réussite de ses élèves – et par là même  l’efficacité de son enseignement – à l’occasion d’exercices ponctuels comme les dictées, les résolutions de problèmes, et tous autres exercices mobilisant des connaissances répertoriées dans le programme. À ce mode d’évaluation, compréhensible par tous, s’est substituée une évaluation par compétences, dénuée de sens, et graduée dans un premier temps en quatre paliers : « non-acquis, en cours d’acquisition, à renforcer, acquis », puis en trois : « non acquis, en cours d’acquisition, acquis ». C’était le temps de l’ancien livret compétentiel avec ses 110 cases à cocher, vite appelé « l’usine à cases. » 

Aujourd’hui, l’institution, sans doute dans une louable volonté de simplification, ne nous demande plus que d’apposer une date en face de chacune des sept compétences retenues par elle pour mesurer la réussite de votre enfant : 

Maîtrise de la langue française
Pratique d’une langue vivante étrangère
Principaux éléments de mathématiques
Culture scientifique et technologique
Maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication
Culture humaniste
Compétences sociales et civiques
Autonomie et initiative

Il est donc désormais en mon pouvoir de décréter d’un coup de tampon dateur que votre enfant « maîtrise la langue française » depuis le 15 juin 2013, même s’il oublie ou inverse des lettres, néglige les accords grammaticaux, confond l’infinitif et le participe passé, le futur et le conditionnel… Le ministère précisant que  la validation de la compétence concerne les élèves « ne rencontrant pas de difficultés particulières » chacun sera rassuré. En effet, les difficultés que je viens de citer n’ont rien de « particulier» : elles ne sauraient justifier que je m’abstienne du coup de tampon préconisé !  

Cette fiche d’attestation de compétences est un outil merveilleux  qui fait disparaître les réalités de l’enseignement et la raison d’être de celui-ci : l’instruction des enfants.    

Mais alors, quid  de ceux qui rencontrent « des difficultés particulières » ? Pour ceux-là, je devrais renseigner un livret qui n’est pas communiqué aux parents, sa complexité ésotérique le réservant sans doute à des professionnels de l’interprétation. La seule rubrique « maîtrise de la langue » comporte, par exemple, une trentaine de cases. On y retrouve bien sûr quelques rubriques relatives aux contenus du programme, mais un flou artistique y demeure savamment entretenu. Qu’on en juge.  

Que signifient, s’agissant d’élèves rencontrant des « difficultés particulières » les critères de jugement suivants :

Palier 1 (CE1) : Utiliser ses connaissances pour mieux écrire un texte court
Palier 2 (CM2) : Utiliser ses connaissances pour réfléchir sur un texte, mieux l’écrire
Palier 3 (Collège) : Utiliser ses capacités de raisonnement, ses connaissances sur la langue, savoir faire appel à des outils variés pour améliorer son texte ?   

La logique de l’évaluation par compétences est issue du domaine de l’entreprise où elle se combine avec le concept fluctuant d’employabilité. Les exemples cités montrent qu’elle n’est en rien compatible avec la fonction de l’école qui est d’inculquer des connaissances au plus grand nombre. Appliquée au domaine éducatif, elle ouvre la porte à toutes les dérives. Ainsi ai-je à valider, dans la rubrique « Compétences sociales et civiques », la case  « Avoir conscience de la dignité de la personne humaine et en tirer les conséquences au quotidien ». Pensez-vous vraiment que je sois apte à juger si votre enfant « a conscience de la dignité humaine » et à l’écrire noir sur blanc dans un document administratif qui le suivra toute sa scolarité ?
 
 On avancera que ce livret est utile pour unifier les systèmes éducatifs de l’Europe, pour favoriser – encore que j’en doute – l’entrée des jeunes dans le monde de l’entreprise, pour gérer les flux de population, pour maintenir l’ordre social…, Cependant j’ai le devoir de dire, en tant que professeur des écoles, ce qu’il est au plan pédagogique : une dangereuse imposture. Voilà pourquoi je ne le remplirai pas. 
 
Pascal Dupré, juin 2013 « 

2 réflexions sur “Remplacer les notes par les compétences et les couleurs ?

  1. pfffffffff il me semble à lire cela que je n’aurais jamais réussi d’études à ce rythme ! oui j’avais besoin de savoir si ce que j’avais fait était bien, si cela était en conformité avec ce que l’on attendait de moi. Je me souviens d’une période où mes notes étaient devenues des lettres, c’était aberrant, le A allait du 16 au 20 on conviendra qu’il y a un sacré distingo, du coup les profs mettaient des A+ ou A- Cela me paraît étrange qu’aujourd’hui où tout passe par les mathématiques, on supprime la notion de chiffre dans les évaluations,
    Et quand on voit tout ce que j’ai oublié, je me demande à quoi correspond le terme d’acquis ? Ce qui est drôle c’est que je subis maintenant des évaluations de compétences !! et que je vois parfaitement que ça ne correspond à rien ! Qu’à remplir une case l’examinateur ayant un objectif maximum de X de parfaitement apte ! laissant la place à un subjectif, (je n’ai pas dit de tête du client, ne me faites pas dire…)
    Bises nettement évaluées !

    Aimé par 1 personne

    • Merci pour ton commentaire. Effectivement, je crois qu’on se perd en paperasses et dossiers plutôt que de tenter des changements qui pourraient être concrets (et qui me tiennent personnellement à coeur, comme la forme scolaire…).

      Aimé par 1 personne

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