Sacha Guitry a écrit Mémoires d’un tricheur en 1935. Amélie Nothomb a écrit Tuer le père en 2011. Les deux romans racontent la vie d’un tricheur. Guitry choisit le mode biographique, utilise le « Je » et devient le tricheur. Nothomb préfère n’être que le narrateur, opte pour la troisième personne et nomme son personnage Joe. Le Joe de Nothomb est machiavélique. Tricheur de génie qui tuerait père et mère (même les faux) pour remporter le gros lot. Celui de Guitry est comme il est, il n’a pas franchement eu le choix, c’est la vie qui l’a construit comme ça. Il évolue d’ailleurs, il change, il entreprend une métamorphose inconsciente à cause d’événements et d’expériences. Le roman de Guitry est construit comme une fable, avec une morale et une leçon à tirer (le dernier chapitre s’intitule Moralité). La morale n’est pas forcement morale d’ailleurs, mais on sait bien depuis La Fontaine qu’il n’y a rien de surprenant à ce qu’une morale soit immorale. Elle est là, en tout cas, et elle fait réfléchir, on cherche la part d’ironie et de comique, on cherche ce que pensait vraiment Guitry.
Côté Nothomb, en revanche, aucune leçon à tirer. Amélie fait ce qu’elle sait faire : elle emporte le lecteur dans un schéma narratif parfaitement maîtrisé, complet, parfait. On s’attache aux personnages, on les voit évoluer devant nos yeux, on se demande comment va finir ce gamin un peu hors-normes, un peu fou, un peu génial. On est surpris par le côté trash de certaines scènes, registre peu usité par Nothomb. On est pris par l’histoire. On est happé par elle et on en est éjecté tout aussi radicalement. Mais ça c’est le problème majeur de Nothomb : elle trempe le lecteur jusqu’au cou dans son récit puis elle lui dit brutalement, d’un coup, sans prévenir : « C’est fini ». Et souvent, le lecteur reste sur sa fin… Tuer le père ne fait pas exception mais c’est anecdotique par rapport à la tenue du récit : absolument sans faille.
Donc avec Nothomb, on passe un bon moment. Elle remplit le contrat. Avec Guitry, on jubile un peu plus. Car en plus d’un schéma narratif presque aussi carré que chez Nothomb, on a les prises de position, on a la moralité, on a les bons mots et surtout la patte de l’auteur. La patte de Guitry qui transpire dans chaque phrase.
La misogynie d’abord. Evidemment. Comme p.122 de l’édition Folio : « A cette époque, j’avais pour les joueurs un absolu mépris. Observateur involontaire, je m’étais convaincu qu’à l’exception d’un homme sur vingt et d’une femme sur quarante, les joueurs n’étaient que des canailles ». Mieux vaut être un homme, même dans les casinos, donc.
Les bons mots aussi, forcement (le livre en est truffé). Comme p.137 de l’édition Folio : « Parlerai-je de mes maîtresses ? Elles se ressemblent toutes -et raconter celle-ci, c’est raconter les autres. Les raconter … alors que l’on aurait du mal à les compter ! ».
Les réflexions très pertinentes sur l’argent et la richesse. Notamment pp. 33 à 38 de l’édition Folio où il explique que les gens qui ont beaucoup d’argent de côté et n’en dépensent pas ne sont pas riches mais pauvres : « La richesse, ce n’est pas ça. Etre riche, ce n’est pas avoir de l’argent, c’est en dépenser. L’argent n’a de valeur que quand il sort de votre poche (…). Pour qu’une pièce de cinq francs vaille cent sous, il faut la dépenser, sinon sa valeur est fictive.
L’argent métal, c’est magnifique. Une soupière d’argent, ça vaut de l’or ! Mais qu’est-ce que vaut une pièce d’or ? Un peu d’argent. ».
Et d’autres réflexions extrêmement pointues sur les différents profils de tricheur et les raisons du vice. Enfin, cette partie de conclusion qui dit qu’un homme qui se met à aimer le jeu ne peut décemment plus tricher, car il respecte trop le hasard pour se substituer à lui.
Il n’y a pas tout ça chez Nothomb. C’est très bon son Tuer le père, du Nothomb qu’on devine, mais il y a -en toute objectivité- beaucoup, beaucoup, beaucoup moins de choses que dans Mémoires d’un tricheur, alors que les 2 livres naissent du même sujet.
Par ailleurs, à certains endroits, Nothomb traite le sujet quasi de la même manière que Guitry. Notamment pour décrire les profils de tricheurs existants.
J’ai lu par hasard ces deux livres, sans jamais penser les rapprocher dans l’analyse. J’ai lu Nothomb en septembre dernier et Guitry hier. Pourtant, il y a des liens presque palpables entre ces deux ouvrages.
Sur Internet, aucune trace d’une comparaison de ce genre. Nothomb ne répond nulle part à la question : « La place du roman de Guitry dans votre inspiration ? ». Je me demande si quelqu’un lui a déjà posé la question. J’imagine que oui, parce qu’encore une fois, la comparaison est trop évidente. J’espère que oui, et j’aimerais bien lire ou écouter ce qu’elle a/aurait répondu.