Suprenant Borges qui ne laisse pas entrer facilement dans ses récits. Fictions, livre le plus conseillé et le plus lu de l’auteur argentin, demande à son lecteur de s’adapter.
S’adapter d’abord parce qu’il faut de solides références littéraires pour capter toute l’intelligence des textes. S’adapter ensuite parce que le style de Borges déstabilise, de prime abord.
Imaginez un savant mélange d’une écriture réaliste à la Balzac, d’un fond fantastique à la Poe, et d’une atmosphère proche des contes persans. On classe Borges parmi les auteurs les plus talentueux du siècle sans doute pour ce style qu’on ne peut attribuer à aucun autre. Ca perturbe et ça étonne, cette signature dans l’écriture.
L’atmosphère, elle, dérange parce qu’elle n’est pas traditionnelle des écrits fantastiques. Trop mélangée avec celle du conte, l’écriture rend un univers qui n’est pas palpable et donc qui chamboule les sens, en pleine lecture.
Les rêves sont forcément agités si l’on s’endort avec Borges.
Si la forme est novatrice, ou unique, le fond l’est tout autant. Borges refuse les limites, interroge les sciences, met le monde sens dessus dessous.
Fictions n’est pas un recueil de nouvelles comme on le présente souvent. C’est un livre de textes courts, difficilement définissables en terme de genre. Des textes mixtes, qui nécessitent qu’on y reviennent. Avec Borges, la fonction de deuxième lecture prend tout son sens.
Fictions est découpé en deux parties. La première est composée de huit pièces. Celle qui, à mon sens, est la plus sublime s’intitule Examen de l’oeuvre d’Herbert Quain. La septième. Borges explique dans son prologue : « J’ai préféré écrire des notes sur des livres imaginaires ». Et c’est ce qu’il fait dans ce septième texte. L’auteur interroge la littérature (sa littérature ?) à partir de l’oeuvre fictive d’un auteur fictif.
« Flaubert et Henry James nous ont habitués à supposer que les oeuvres d’art sont rares et d’une réalisation laborieuse; le XVIe siècle ne partageait pas cette opinion désolante. (…) La bonne littérature est assez commune et c’est à peine si le dialogue de la rue ne la vaut pas ».
Que dirait Borges aujourd’hui, devant les milliers de livres édités chaque année ? Probablement pas que l’oeuvre d’art est si évidente que cela. C’est vrai, le dialogue de la rue c’est déjà de la littérature, Céline l’a prouvé douze ans avant lui ; mais de là à dire qu’il suffit de composer un livre pour entrer en littérature, il y a un fossé que je ne franchirais pas aussi vite que lui.
« Il se rendait compte avec une entière lucidité du caractère expérimental de ses livres : admirables peut-être par leur originalité et une certaine probité laconique, mais non par les vertus de la passion », écrit Borges dans ce même texte. Et le lecteur de se demander, au risque de faire s’étrangler les structuralistes, ce que Borges met de lui-même dans ses réflexions littéraires.
Dans ce texte, la critique du monde des livres n’est pas silencieuse non plus : « les soirées péripatéticiennes de conversation littéraire ». Dans le sens de prostituées ? Ou de promeneurs ?
Mais l’apothéose est amenée par son analyse mathématique d’une oeuvre de Quain. Qui décide d’écrire un livre à plusieurs possibilités, avec plusieurs fins. Un roman qui comprend neuf romans à lui tout seul. Borges nous en explique les tenants et les aboutissants à base de mathématiques et de schémas à équations.
Car, si les livres sont présents dans chaque texte, comme un objet sacré au-dessus du monde, ou qui l’expliquerait, les chiffres et la physique semblent porter l’oeuvre de l’auteur.
Le mélange de références à des auteurs réels et imaginaires, comme le mélange de réalisme et de fantastique dans l’écriture, vient lui aussi bouger les lignes, à tel point que le lecteur s’y perd et se demande si un tel ne serait pas éventuellement aussi réel qu’un Wilde ou un James auxquels il fait référence en permanence.
Sublime également ce court texte intitulé La bibliothèque de Babel, sorte de métaphore du monde, sorte de texte universel.
C’est vrai qu’on ne sort pas pareil d’une lecture de Borges. Il déplace les lignes. Et réalise des écrits fantastiques qui sont plus que ça, qu’il ne faudrait pas ranger si vite dans ce genre, qui sont l’exemple même et compliqué de ce que peut être un texte mixte. Un texte parfait.
Fictions, Jorge Luis Borges, Folio, 185 p.