Enfance de Nathalie Sarraute

A 20 ans, j’étais passé à côté d’Enfance, de Nathalie Sarraute. Je n’avais pas dépassé la vingtième page. J’avais refermé le livre, je l’avais rangé sur une étagère et j’avais décrété que le nouveau roman n’avait pas d’intérêt. C’était très con, comme réflexion, évidemment. Tout a de l’intérêt, en littérature. Même les plus mauvais livres. Ils servent à se rappeler pourquoi l’on apprécie les bons. Bizarrement, aujourd’hui, je l’ai avalé, ce Sarraute. Huit ou neuf heures de lecture, pas plus. L’écrivain et son double m’ont happée. 

 

Elle a écrit au sujet du portrait :« Un portrait de moi… Je n’ai jamais fait de portrait. Dans aucun de mes livres. C’est faux un portrait On construit quelque chose autour d’une apparence. On résume la vie qui est immense, complexe, incernable. Tout ce qu’on dit sur nous presque toujours nous surprend, et, généralement, c’est faux parce que d’autre chose tout à fait opposé apparaît qui est vrai aussi. »

 

Dans son livre Enfance (1983), Nathalie Sarraute rassemble les souvenirs de ses onze premières années. La narration s’arrête au moment où la petite fille entre en sixième. L’une des originalités de ce récit réside dans le dédoublement de la narratrice. Deux « voix » dialoguent, qui représentent l’une et l’autre l’auteur, mais qui incarnent des postures différentes à l’égard du travail de mémoire. L’une de ces voix assume la conduite du récit, l’autre représente la conscience critique. Selon les moments, cette seconde voix freine l’élan de la première, la met en garde contre les risques de forcer l’interprétation ou inversement la pousse à l’approfondir. Grâce à ce système des deux voix, nous avons deux livres en un : d’une part un récit d’enfance, de l’autre un témoignage sur la méthode d’investigation du passé élaborée par l’auteur pour déjouer les pièges traditionnels de l’entreprise autobiographique.

 On est donc en plein dans ce qu’on appelle « Le Nouveau roman », mouvement littéraire des années 1950-1970 dont Nathalie Sarraute était l’un des chefs de file. Le terme « Nouveau Roman » fut créé par un critique du Monde en 1957 pour critiquer le livre La Jalousie (livre, il est vrai, à la forme très particulière) d’Alain Robbe-Grillet. Mais ce dernier, au lieu de s’offusquer, repris le terme à son compte et l’utilisa pour réunir autour de lui tous les écrivains du Nouveau Roman, essentiellement édités chez Les Editions de minuit. 

Les principes du Nouveau Roman seront théorisés plus tard, en 1963, dans un essai écrit par Robbe-Grillet et intitulé Pour un nouveau roman. Il y rejette catégoriquement l’idée d’intrigue, de portrait psychologique et même de la nécessité de personnage. Dans le Nouveau Roman, on interroge la place du narrateur (c’est d’ailleurs très évident dans Enfance où le double de l’auteur surveille les réminiscences du « véritable » auteur) : quelle est sa place dans l’intrigue, pourquoi raconte-t-il ou écrit-il ? 

 A la même époque l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle) tente avec le même succès de remettre en cause les codes du roman. On pense au livre Les Choses de Perec (1965). 

Qu’on aime ou pas ces révolutionnaires littéraires, il faut bien admettre qu’ils sont les seuls à avoir remis en cause la régularité d’une continuité littéraire jusque là sacrée. Nathalie Sarraute expliquait que cette remise en question était arrivée au XXe siècle en raison de l’atmosphère ambiante : deux guerres mondiales et une sensation de malaise et d’insécurité palpable dans le monde entier. 

Cependant, il faut aussi nuancer cette idée de rébellion dans la forme car les « nouveaux romanciers » mettent en pratique des solutions littéraires déjà testées par leurs prédécesseurs : Joris-Karl Huysmans avait en 1884, 70 ans auparavant, prouvé dans A Rebours que l’intrigue n’est pas nécessaire dans le roman, Franz Kafka que la méthode classique de caractérisation du personnage est accessoire, James Joyce s’était débarrassé du fil conducteur du récit… 

Mais il n’empêche que ces « néoromanciers » poussent systématiquement la déconstruction romanesque entamée par leurs aînés à son paroxysme. Chacun de leur livre est novateur et devient le lieu d’une expérimentation inédite sur l’écriture. 

Après le plaisir de la lecture, pour Enfance, il faudrait aller plus loin et analyser le pacte autobiographie que l’auteur signe avec elle-même. Qu’apporte au texte ce double intransigeant ? Est-ce que le livre apprend réellement au lecteur le mécanisme du souvenir et de sa recherche ? 

Ou simplement le lire sans réfléchir. Pour savourer. Pour le plaisir. 

 

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s