Enseigner les lettres : Eloge du « par coeur » ?

Pour mes recherches, entre pédagogies nouvelles et républicains de l’école, entre « pédagol » et réactionnaires, je lis les livres traitant d’éducation de Natacha Polony et Cécilé Ladjali. Polony a été prof un an avant de devenir journaliste ; Ladjali est prof depuis 15 ans et n’a toujours pas perdu la foi ; pourtant, les deux femmes se rejoignent un peu sur la défense d’une certaine école, une école « carré », droite, autoritaire, à la seule différence que lorsque Polony est alarmiste et gâche ses bonnes idées à force de mépris envers les idées des autres, Ladjali est simplement pertinente, elle interroge, elle questionne. Toutes deux proclament pourtant posséder le même mentor : George Steiner, l’écrivain, critique littéraire et philosophe de l’éducation. Par conséquent, je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi quand la lecture de Polony me met souvent hors de moi, les écrits de Cécile Ladjali résonnent dans mon cerveau de prof et me font me poser de vraies questions d’éducation. J’y reviendrai dans un prochain billet où je décortiquerai l’un des livres de Polony. 

Image

En attendant, je voudrais retranscrire ici, tel quel, un passage du livre Eloge de la transmission, dialogue entre George Steiner et Cécile Ladjali. Cécile Ladjali interroge le maître franco-américain sur l’apprentissage par coeur qu’elle défend corps et âme. Elle explique qu’il faudrait « aller contre les élèves » pour leur transmettre quelque chose, notamment en encourageant la connaissance par coeur de textes littéraires. Elle défend l’idée que le travail du professeur est de « travailler contre, de confronter l’élève à l’altérité, à ce qui n’est pas lui, pour qu’ensuite il se comprenne mieux lui-même ». Je trouve l’idée intéressante, et semble-t-il, de prime abord en tout cas, totalement opposée aux principes des pédagogies nouvelles. Mais pourquoi, après tout, faudrait-il opposer ces deux visions de l’école ? La mixité, même dans les pédagogies, me semble une sacré bonne idée. 

Voici l’échange entre Steiner et Ladjali sur l’apprentissage par coeur : 

George Steiner : Nous l’oublions mais dans la majorité des grandes cultures de notre planète, le poème se transmet de voix vivante à voix vivante, et pas du tout par le livre. (…). On peut réciter et composer des poèmes par la voix vivante, par l’oreille vivante. Peut-être là y a-t-il une ouverture sur un monde ? C’est pourquoi je regrette qu’on n’apprenne plus par coeur. Apprendre par coeur, tout d’abord, c’est collaborer avec le texte d’une façon tout à fait unique. Ce que vous avez appris par coeur change en vous et vous changez avec, pendant toute votre vie. Deuxièmement, personne ne peut vous l’arracher. Parmi les salauds qui gouvernent notre monde, la police secrète, la brutalité des moeurs, la censure, ce que l’on possède par coeur nous appartient. C’est une des grandes possibilités de la liberté, de la résistance. Il n’est pas nécessaire de souligner que les plus grandes poésies russes de notre siècle, celles précisément d’Ossip Mandelstam, d’Akhmatova et tant d’autres, ont survécu dans le par coeur. Et le par coeur veut dire : je participe à la genèse, à la transmission, je tiens le poème en moi. (…) Oui, je crois profondément que lorsqu’on abandonne l’apprentissage par coeur, si on néglige la mémoire, si on ne l’entretient pas à la manière de l’athlète qui exerce ses muscles, alors elle dépérit. Notre scolarité, aujourd’hui, est de l’amnésie planifiée. 

Cécile Ladjali : Aux yeux de certains pédagogues, l’affranchissement des élèves du « par coeur », de ce rapport un peu autiste au texte, de cette espèce de torture qui consistait par le passé à leur faire apprendre des poèmes, à les faire réciter devant la classe, est considéré comme une grande victoire. Les élèves sont les premiers à s’insurger contre cette méthode qui les renvoie à des souvenirs de cours élémentaire. Pour eux, la récitation est le contraire de la réflexion ; c’est l’oubli de soi au profit d’une voix étrangère dans laquelle on se dilue. La dépossession du peu de singularité que l’on est fier d’avoir à quinze ans, l’idée de n’être qu’un truchement leur sont odieuses. 

George Steiner : Mais c’est le contraire ! Vous les videz en leur enlevant ce qu’on porte, le bagage intérieur. Vous leur prenez le lest du bonheur pour la grande traversée de la mer qu’est la vie. 

Cécile Ladjali : Encore une fois, je pense que ce qui est important est de travailler contre. Je leur ai demandé d’apprendre des textes par coeur cette année (…). Il était question d’apprendre toute la tirade finale d’Oedipe. Au début, nouvelle insurrection : ils n’étaient pas contents du tout, mais maintenant ils ont Sophocle en eux, dans leur coeur et c’est vrai que le drame grec leur appartient et que l’hypotexte les a énormément aidés pour l’écriture. De façon presque magique, le souvenir des textes appris par coeur ressurgit au moment ou eux doivent formuler, créer une syntaxe impeccable. Je pourrais le prouver scientifiquement : je sais pourquoi telle ou telle expression est bonne : c’est parce que derrière elle il y a le par coeur… Sophocle ne les quittera plus maintenant.